Nous arrivons au dernier film sorti à ce jour par notre Danny Boyle. Merci à Squizzz de nous avoir fait une si bonne analyse de sa filmographie. Bientôt, vous aurez le droit à un article entièrement consacré au réalisateur, du même type que celui de Jim Jarmush.

Après le succès de Slumdog Millionaire, Danny Boyle ne choisit pas d’assurer le coup avec un nouveau film populaire, mais conserve la ligne de conduite de sa filmographie, en faisant un nouveau grand écart et en n’hésitant pas à prendre des risques. Si au final 127 heures reste dans la même fibre humaniste que Slumdog Millionaire (et que bon nombre des films du réalisateur), la forme, elle, est à l’opposé. Danny Boyle choisit cette fois-ci de réaliser l’impossible, un huis-clos au cœur de l’immensité de l’Ouest américain, plaçant le spectateur en tête à tête avec un seul personnage, coincé au fond d’un canyon. Le défi intérieur d’Aron Ralston pour sa survie se transforme alors en défi cinématographique.

Une narration complexe

127 heures est l’adaptation du livre d’Aron Ralston dans lequel il raconte comment il s’est réellement retrouvé, au cours d’une randonnée dans des gorges, prisonnier d’un rocher qui lui est tombé sur le bras. S’ensuivront 127 heures de survie jusqu’à ce qu’il trouve le courage de se couper le bras pour se libérer. Un des enjeux majeurs du film est alors de réussir à retranscrire à l’écran un récit qui se passe en fait essentiellement dans la tête du héros. Très peu de dialogues, un lieu unique et exigu, et finalement très peu d’action, tout cela implique de rechercher un schéma narratif différent de ce qui se fait habituellement au cinéma.

Boyle va définir des thèmes majeurs et des fils conducteurs qui vont permettre de rythmer son film. Il les évoque dès le générique, qui pose toutes les bases de ce qui va suivre. Il place en opposition Aron, en train de se préparer à partir seul, et plusieurs images de foules, pour mettre en avant la solitude et l’égoïsme du personnage, traits de caractère majeurs évoqués dans le livre. Il lui oppose également beaucoup d’images de ville, montrant la volonté d’Aron de fuir la civilisation pour aller vers la nature. Par ailleurs, le montage en split-screen dynamisé par une musique pop impose la personnalité aventurière d’Aron. Dès le générique, Boyle introduit la caméra numérique avec laquelle le héros se filme, qui appuie à nouveau son caractère solitaire, et qui sera surtout un des éléments narratifs majeurs apportant au passage un côté réaliste au film. Enfin, le générique met en avant deux éléments très importants. D’abord les mains d’Aron, que l’on découvre avant son visage, sensibilisant ainsi le spectateur sur leur importance dans l’histoire. Ensuite, l’eau et les boissons en général qui vont devenir le vecteur narratif principal du film, à la fois d’un point de vue temporel mais également émotionnel.

La première partie du film va avoir pour but de présenter plus précisément le personnage d’Aron tout en conservant une fluidité dans la narration. Il y a bien évidemment cette mise en scène qui ne déteindrait pas sur une chaîne de sport extrême, tant par ses cadrages que son montage, et qui vient appuyer le côté casse-cou d’Aron. Mais il y a surtout cette séquence des sauts dans le lac souterrain qui montre clairement qu’Aron n’hésite pas à dépasser les limites et à faire des choses risquées. Cette séquence absente du livre a été créée pour synthétiser tous les flashbacks dans lesquels Aron raconte ses exploits passés et qui permettent au lecteur de comprendre qui il est vraiment. Par ailleurs ce passage permet d’approfondir sa rencontre avec les deux promeneuses (bien réelles cette fois), qui jouera un rôle important par la suite pour appuyer sa solitude au fond du canyon. Les spectateurs se sentiront plus concernés lorsqu’Aron repensera à ces filles plutôt qu’à ses proches, car elles leur seront plus familières. Cette partie s’achève par la chute dans le canyon et l’emprisonnement d’Aron. Le titre « 127 heures » apparaît alors comme le début d’un compte à rebours pour la survie.

L’enjeu narratif dans la deuxième partie est différent. Les images permettent de montrer ce qu’il se passe (les tentatives d’Aron pour s’en sortir…) mais ne permettent pas d’appuyer sur les éléments qui affectent le plus Aron, sur comment il envisage la situation ou tout ce qui se passe dans sa tête. Or ce sont là les éléments les plus importants.

Danny Boyle choisit alors d’apporter des éléments très sensitifs dans sa mise en scène pour que le spectateur puisse appréhender les difficultés physiques auxquelles est confronté Aron. Si dans la première partie, l’eau était omniprésente, cette fois-ci il fait tout pour renforcer le sentiment de sécheresse, notamment dans une image très minérale en termes de grain et de couleur mais aussi dans des sons assez secs. L’eau n’apparaît alors plus que comme un marqueur temporel vers la déchéance d’Aron (sa gourde devient une sorte de sablier), et chacune de ses apparitions devient d’une importance capitale (plans à l’intérieur de la gourde, pub pour les sodas, violent orage qui lui permettrait de sortir de sa situation, visionnage de la vidéo des sauts dans le lac souterrain…). Pour mettre en avant les problèmes de températures, Danny Boyle joue énormément sur les couleurs de l’image, avec notamment des teintes très froides la nuit, ou le fait plus directement en affichant un thermomètre en train de chuter au bas de l’image pour expliquer le comportement d’Aron qui essaie de trouver un moyen de se réchauffer. Il reprend également un événement majeur du livre, celui du rayon de soleil qui vient caresser le pied d’Aron tous les matins, et que Boyle relie logiquement à un événement affectif, appuyant ainsi la béatitude provoquée par ce simple rayon.

Pour s’immiscer dans la tête d’Aron, Danny Boyle va utiliser différents stratagèmes, en évitant toujours le choix facile de la voix-off. Il exploite tout d’abord le fait réel des messages vidéos réalisés par Aron. Ils permettent à la fois de donner des informations sur sa situation que ne peuvent décrire les images, mais également d’apporter un côté émotionnel à l’histoire lorsqu’il parle directement à ses proches. Boyle utilise ce matériau au-delà des faits réels en créant d’autres messages que ceux existants. C’est surtout le cas de l’étonnante séquence où Aron se met en scène dans un jeu télévisé. Elle démontre la complexité de l’état d’esprit dans lequel se trouve le personnage, au bord de la folie. La mise en scène schizo de Boyle (il crée deux Aron à travers les deux types de caméras) n’a alors d’égale que l’interprétation habitée de James Franco. Le réalisateur utilise également les plus traditionnels flashbacks émotionnels dans la vie d’Aron pour mettre en avant la remise en question de son égoïsme. Si ce procédé n’atteint pas toujours sont but (les proches d’Aron ne nous sont pas suffisamment familiers), il l’associe assez habilement à la fin avec les hallucinations et cauchemars d’Aron, autres faits authentiques. La séquence de l’orage est notamment une magnifique métaphore des peurs du personnage et de son découragement, comme s’il ne voyait plus qu’un miracle pour s’en sortir. Boyle introduit également assez bien les fantômes qui viennent envahir Aron vers la fin (autre fait évoqué dans le livre), en les associant au fameux rayon de soleil, source de vie, et surtout en les combinant avec sa propre déchéance et ses souvenirs dans un split-screen qui marque sa plongée dans la folie et le désespoir.

Dynamiser la réalité

127 heures impose un autre challenge de mise en scène, celui de réaliser un film qui se déroule essentiellement dans un étroit canyon avec un unique personnage dont les mouvements sont très limités. Tout en conservant une grande part de réalisme, Danny Boyle est obligé d’user de nombreux moyens pour dynamiser sa mise en scène. Car comme le dit lui-même le réalisateur, si au final on est plus dans un voyage émotionnel, le film doit quand même rester physique.

Le côté réaliste du film va passer par plusieurs points. D’abord en collant au plus près des événements qui se sont déroulés (sauf les quelques modifications évoquées plus haut, le film est extrêmement fidèle à ce qui s’est réellement passé), ensuite en étant également très minutieux dans la reconstitution de la tenue d’Aron, de ses outils (le déballage de son sac tient presque du documentaire) et du lieu. Un réplique exacte du canyon a été construite en studio, (car il était impossible de tourner à l’endroit réel) mais aucun aménagement n’a été réalisé, pour conserver le sentiment d’étroitesse. Danny Boyle a utilisé des caméras SI2K (les mêmes que pour Slumdog Millionaire), très petites et maniables. Elles permettent d’être au plus près de James Franco, de créer quelque chose de très intimiste, tout en apportant un côté très physique à l’image. Le comble du réalisme reste la première séquence dans le canyon, quand Aron met toute sa force pour tenter de se libérer du rocher. Une prise de 20 minutes a été réalisée où James Franco donne littéralement tout avec un jeu très proche de la « Méthode ». Une caméra tournait sans cesse autour de lui, et les images ont ensuite été montées de manière déstructurée pour dynamiser la scène et la montrer sous tous les points de vue possible, décuplant ainsi son impact. Par ailleurs les séquences des messages vidéos sont également très réalistes, James Franco étant alors seul, dirigeant lui-même sa caméra.

Cependant pour raviver l’attention du spectateur, la mise en scène se doit d’être variée. Par ailleurs elle doit aussi permettre d’appuyer le côté fiction du film pour ne pas qu’il s’apparente au documentaire, moins prompte à l’émotion. Boyle va ainsi modifier les cadrages, les mouvements de caméra… La séquence de la préparation pour la nuit a part exemple été tournée avec un appareil photo Canon capable de prendre 12 images/seconde. Cela donne un côté très saccadé à la scène, augmentant son côté laborieux, tout en apportant un côté un peu « pop » permettant au spectateur de décompresser (et qui ne trahit pas Aron Ralston, amateur de « pop culture » comme le montre son livre). Dans la même veine, une des tentatives de soulèvement du rocher est rythmé par le tube « Lovely Day », traduisant l’élan d’espoir d’Aron, tout en donnant un côté un peu ironique à la scène.

La séquence de l’amputation répond aussi à cet équilibre entre réalisme et fiction. Elle doit être proche de ce qui s’est produit sans pour autant sombrer dans le sensationnalisme gore. Tout en en montrant le moins possible, il faut suggérer la difficulté de l’acte et la douleur ressentie par Aron. Une prothèse de bras a été reconstituée à l’identique et James Franco a refait le même travail que le vrai Aron. La séquence dure assez longtemps pour donner une idée de la durée réelle de l’acte (40 minutes). L’évocation de la douleur passe essentiellement par le bruit (la coupure du nerf) et la musique qui monte crescendo jusqu’au moment ultime de la délivrance. Boyle contraste alors d’un coup sa mise en scène, pour que le spectateur comme Aron puisse reprendre ses esprits.

La toute dernière partie du film est également très cinématographique. Si la réalité est respectée avec la descente en rappel, le film privilégie l’euphorie et la montée en puissance de l’émotion (via le « Festival » de Sigur Rós) au véritable calvaire qu’à encore vécu Aron durant son parcours à pied avant de rencontrer ses sauveteurs. Danny Boyle le suggère quand même en utilisant la lumière aveuglante et pesante du soleil et par des cadrages assez décousus. Mais son choix est surement le meilleur pour clore ce qui doit avant tout rester une formidable leçon de courage et d’humanité.

Squizzz

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